Bangkok : Vie des klongs et des canaux de la ville

Bangkok : Vie des klongs et des canaux de la ville

Bangkok dispose d’un réseau unique au monde de canaux dans lesquels on peut encore voir tout un ensemble de petits métiers et de services qui sont autant des résurgences du passé que de nouvelles activités obéissant aux nécessités d’aujourd’hui. Entre marchandes de soupes, cafetiers, bateaux-taxis, bateaux-poubelles et banque flottante, plongée dans la vie quotidienne des habitants des klongs.

 

Article réalisé en partenariat avec le magazine Gavroche (Thaïlande)

L’histoire des klongs est consécutive à l’évolution de Bangkok. Ces petits canaux ont, pendant des siècles, participé au développement de la Cité des Anges. A la fois couloirs de circulation pour entrer et sortir de la ville, ils ont totalement dessiné la capitale depuis le XIVème siècle. Les habitants ont développé au cours du temps toute une activité sociale sur ces cours d’eau. Pour se faire une idée plus claire de l’importance des klongs depuis plus de six siècles, il suffit de se rendre au Wat Sang Krachaï, qui donne justement sur l’un des principaux canaux de Bangkok, le klong Yaï. Ce temple, de facture très modeste, a dans son ubosoth, la salle d’ordination, un ensemble de peintures murales qui décrit d’un côté les grands épisodes de la vie de Bouddha et de l’autre la vie quotidienne des habitants. Le fil conducteur de chaque scène est justement un de ces petits cours d’eau qui, telle une route, permet à l’observateur de suivre et de percevoir les us de l’époque et l’importance des canaux dans l‘organisation de la vie sociale. Là, on peut voir un marchand de fruits et de légumes dans son sampan, un peu plus loin des petites barques de pêcheurs. Au-dessus, on devine des policiers faisant leur ronde, là encore un passeur faisant la cour à une jeune femme, et tout autour, des enfants se baignant et sautant dans l’eau bleue du klong. Les temps modernes ont quelque peu changé la donne... « Quand j’étais jeune, le plus pratique pour se déplacer était le bateau. Aujourd’hui, on a des routes et des motos-taxis qui attendent un peu partout, c’est plus rapide », constate Tawee, un vieil homme rencontré non loin du temple Sang Krachaï. Depuis les années 70, la plupart des klongs ont laissé place à des routes ou n’ont pas été entretenus. A cela s’ajoute l’accès à l’électricité. Même si l’on croise encore beaucoup de bateaux chargés de ravitailler les maisons et les commerces en pains et sacs de glace stockés dans de grandes caisses bleues, la plupart des riverains ont des réfrigérateurs ou des congélateurs.

Moins réjouissant, la modernité est aussi synonyme de pollution. « L’eau parfois est vraiment noire et elle sent très fort, constate Ploy, qui habite dans une maison sur pilotis surplombant le klong Phrakhanong. Mon père, lui, a connu l’époque où l’on pouvait se baigner. Même les buffles n’y vont plus. C’est sale et dangereux pour la santé. Il y a aussi beaucoup de déchets et de sacs plastique ». Pour y remédier, depuis quelques années, des bateaux-nettoyeurs repêchent les plus gros déchets et tentent de limiter la prolifération de la jacinthe d’eau qui bouche les canaux et empêche toute navigation. Elle limite aussi l’oxygénation de l’eau et provoque la disparition de la faune aquatique. Seul avantage, les jacinthes récoltées sont ensuite recyclées pour en faire un matériau de construction. L’autre grand facteur qui a modifié en profondeur la vie sur les klongs est l’activité touristique. Générateur de revenus, le tourisme a totalement modifié les modes de vie sur de nombreux canaux tels que les klongs Noï (petit canal) et Yaï (grand canal). Avant le développement, les canaux étaient un espace de circulation pour la population locale. Chacun avait sa barque et vaquait à ses occupations. Il y avait bien des bateaux-taxis, mais ils servaient une communauté, celle des klongs. Avec l’arrivée du tourisme, ils sont de moins en moins nombreux. « il y a encore quelques années, je prenais le bateau le matin jusqu’à Tha Chang et ensuite je pouvais me rendre à pied à mon travail, explique Plaek, qui habite au bord du klong Noï. Le soir, je faisais la route en sens inverse. Mais le bateau du matin a été supprimé. Il me faut trois fois plus de temps aujourd’hui en bus, et il n’y a plus qu’un seul bateau à 19 heures pour rentrer ». Beaucoup de bateliers se sont ainsi tournés vers le transport de touristes, une clientèle plus rentable. D’autres encore profitent de cette manne en vendant leur marchandise aux touristes à des prix décuplés en se faisant passer pour d’authentiques marchands ambulants. Pourtant, sur les klongs, tout n’est pas duperie et tout n’a pas été détourné par le tourisme. Il existe encore de nombreuses activités bien singulières au cœur de ces canaux historiques.

Ainsi, en s’enfonçant un peu dans les méandres des klongs, on peut, à la croisée des canaux, surprendre encore des petits métiers qui tiennent bon. Que ce soit le sampan du marchand de fruits et légumes, le bateau de l’épicier qui déborde de marchandises en tout genre, ou encore, plus insolite, le sampan du cafetier, chacun a ses habitués, ses clients. « Je pourrais aller au marché, mais j’achète depuis des années mes légumes à Yamsuk car ce sont de bons produits et j’ai toujours fait comme ça, explique Tawee. Elle passe tous les matins et je n’ai qu’à lui faire signe depuis chez moi. » Nombre de ces activités tiennent encore grâce à une forme de fidélité et d’habitude des clients. Pannak, est vendeuse de soupes sur les klongs depuis plus de trente ans. Sur sa barque, tout est bien disposé. Se déplaçant à la rame, elle a tout arrangé pour tout faire de sa place sans se lever et préparer une soupe de nouilles en quelques mouvements. Devant elle, des bols retournés, des récipients contenant des piments, des épices, de l’huile de sésame et deux grosses marmites. La première est posée sur un petit réchaud et laisse deviner à l’odeur et à la couleur qu’il s’agit d’un bouillon à base de poulet. L’autre est fermée mais semble pleine d’un met bien préparé. Enfin, entre les deux récipients et la proue du bateau, différents sacs de légumes et autres victuailles s’entassent et cachent sans aucun doute les ingrédients indispensables à la composition de ces fameuses soupes de nouilles. Après le service, quelques mots sont échangés, puis elle traverse le klong pour servir une autre personne. Une fois le bol de soupe avalé, il suffit de le déposer et Pennak le récupérera un peu plus tard. Quand on l’interroge sur les évolutions du klong avec les années, la marchande répond tout simplement : « C’est vrai qu’il y a des endroits où je ne vais plus, trop de monde, trop de bateaux de touristes. Les gens sont plus pressés aussi. Mais J’ai beaucoup de clients qui aiment ma soupe et je suis très connue sur le klong. » A côté de ces petits commerces traditionnels et immuables, des services moins séduisants perdurent. Ils apparaissent comme des maillons essentiels du tissu social. Ainsi, la gestion des déchets se fait essentiellement par les klongs. Des bateaux-poubelles permettent aux éboueurs des eaux de passer de maison en maison pour vider tous les containers disposés sur les embarcadères. Le ballet est quotidien et permet d’évacuer plusieurs tonnes de détritus qui ne finiront pas au fond du canal. Le tout est rassemblé à un endroit donné pour qu’un camion puisse les amener jusqu’à l’incinérateur. Autre service indispensable, le courrier. Là aussi tout se fait par le klong. Les lettres arrivent bon an mal an plusieurs fois par semaine. Pas de mobylette, mais un facteur sur un petit bateau à moteur avec un faible tirant d’eau pour pouvoir passer partout. Les bateaux-taxis, bien que moins fréquents, restent un moyen de transport indispensable aux habitants. Comme les taxis à quatre roues, on les repère de loin avec leurs bandes rouges, bleues et blanches sur fond jaune. Au temple de Sang Krachaï, un batelier transporte dans son sampan à rames une personne de l’autre côté de la rive. Le bateau-taxi moderne lui est équipé d’un puissant moteur. De petits sampans racés avec leur nez pointu pour améliorer l’aérodynamisme filent sur l’eau dans un vacarme assourdissant. Les plus gros sont proches des long tail (bateaux munis d’une longue perche à hélice propulsée par un moteur de camion), et peuvent accueillir à leur bord une quinzaine de passagers. Empruntés par les écoliers et les personnes se rendant à leur travail le matin, ils servent aussi pour aller faire une course ou se rendre au temple. Et à l’aube, c’est également sur leurs frêles embarcations que les moines vont demander l’aumône auprès des habitants des klongs.

Banque flottante

Banque flottante
L’argent est un facteur qui a longtemps été problématique pour les habitants des klongs les plus éloignés du centre-ville. En 1958, Puenthai Malakul, alors directeur de la Omsin Bank, a l’idée de mettre en place un guichet de banque sur un bateau pour aller à la rencontre des clients : la banque flottante était née. Si au départ elle ne faisait que suivre le cours du Chao Phraya et ne se rendait que dans les provinces proches de Bangkok, petit à petit, le service s’est adapté aux canaux moins faciles d’accès en utilisant des petites barges à faible tirant d’eau. Nombre de banques ont suivi. Mais dans les années 70, avec le développement d’agences bancaires un peu partout dans le pays, puis par la suite avec le développement de nouveaux moyens de paiement, les banques ont petit à petit interrompu leur service, à l’exception de la Thai Government Savings Bank, la dernière à naviguer aujourd’hui. Reconnaissable à sa couleur rose, le bateau TGSB avec ses six employés continue sa tournée du lundi au vendredi. Sur les klongs, tout le monde connaît la floating bank. Chacun sait approximativement l’heure de son passage. Depuis des années, le bateau part à 9 heures précises de Pak klong Talad, pour ensuite s’engouffrer dans le klong Noï avant de terminer sa tournée vers 14 heures. A bord, chacun a son rôle. Les uns sont totalement chargés des opérations bancaires, les autres de la navigation. Le manager, Surasak Theeramethee, est là depuis longtemps. Le pilote a l’habitude des pièges et autres surprises des klongs et des pontons où l’arrimage est délicat. Même si la tournée est quotidienne, les lieux où la banque flottante s’arrête changent. Alors pour savoir exactement où stopper, le pilote scrute consciencieusement les maisons à la recherche d’un drapeau bleu en forme de triangle sur le toit. C’est le signal. Si un client a besoin de retirer ou de déposer de l’argent, il lui suffit de hisser le fanion et d’attendre l’arrivée du bateau. Le client monte alors à bord. Si pendant plusieurs années le nombre de clients n’a cessé de diminuer en raison des nouveaux services proposés tels que le e-banking, la tendance, selon le responsable, s’est inversée depuis deux à trois ans. Alors que les personnes âgées se font plus rares, le service attire des habitants plus jeunes séduits par son côté pratique et plus original que les succursales habituelles. La question du vieillissement de la population vivant au bord des klongs est toutefois source d’inquiétude, car aujourd’hui les jeunes préfèrent aller s’installer dans des logements neufs loin des klongs. Or beaucoup de petits métiers occupés par des personnes âgées pourraient disparaître faute de relève. Les eaux sont aussi de plus en plus insalubres, le tout-à-l’égout étant devenu la norme au point que la principale nécessité demeure la réhabilitation de ces klongs. Quant au tourisme, pointé du doigt pour son atteinte à l’authenticité d’un mode de vie séculaire, il pourrait bien devenir la seule activité économique des klongs. Stéphane Courant (www.gavroche-thailande.com)
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